Lyssenko, de l’erreur à la fraude : science, technique, idéologie
Nos collègues du Centre d’études de l’Académie nationale allemande des sciences Leopoldina ont organisé très récemment une séance sur le thème de l’échec dans les sciences. S’il y a là plus qu’une nuance par rapport au thème de l’erreur, les deux se rencontrent, et à certains égards nous aurons à constater la proximité de l’erreur et de l’échec. En effet, nous allons faire un grand bond en arrière du point de vue scientifique, en nous plongeant dans les convulsions soviétiques des années 1930-1950…
Pourquoi l’agronome soviétique Lyssenko ? L’histoire de Lyssenko est très connue, mais mon propos est de joindre à une analyse épistémologique une analyse historique et idéologique. L’agronomie, en tant que science et technique largement expérimentale et particulièrement complexe, forme un bon terrain pour identifier les nombreuses causes d’erreur dans la manière dont l’expérimentation est mise en œuvre, en raison de l’importance des conditions locales qui peuvent affecter la reproductibilité des expériences. Mais le cas de Lyssenko ne relève pas seulement de la critique épistémologique. Lyssenko est conduit de l’erreur à la fraude par un mélange de pressions politiques, de soumission idéologique et de liaisons profitables avec le pouvoir stalinien, puis khrouchtchévien. Pourtant, au bout du compte, l’échec est devenu patent.
I Lyssenko
Qui était Trofim Denissovitch Lyssenko ? Né en Ukraine de petits paysans en 1898, mort à Kiev en 1976, Lyssenko reçoit une première formation d’horticulteur avant de travailler dans une station de sélection végétale dirigée par un généticien où il devient agronome. En 1929, il est installé à l’Institut de génétique d’Odessa comme chercheur, puis chef de laboratoire. Il est à l’orée d’une carrière fulgurante, qui s’explique aussi par l’état calamiteux de l’agriculture et de l’élevage soviétiques à l’époque, victimes de la collectivisation forcée de 1929, avec la création des kolkhozes et sovkhoses, qui aboutit à des famines catastrophiques et à d’importants mouvements sociaux de 1931 à 1933 – cela malgré la fertilité exceptionnelle du sol, le « tchernozium » russe, et en raison de la mauvaise gestion à la soviétique. La productivité des hybrides était alors un sujet de discussions, du fait de la nécessité d’accroître la production. À partir de 1927, Lyssenko propose la technique de jarovisation (dont l’équivalent français est le terme de « vernalisation » ou « printanisation »), dans l’espoir d’augmenter significativement le rendement du blé, enjeu stratégique pour l’agriculture soviétique[1]. Comme chacun sait, le blé est resté jusqu’à aujourd’hui un enjeu géopolitique majeur pour lequel on se bat avec acharnement. Chez Lyssenko, la vernalisation allait avec l’affirmation de la non-existence des gènes et de l’influence prépondérante du milieu.
II Qu’est-ce que la vernalisation ?
Selon leurs variétés et selon les climats, les blés peuvent être semés en hiver ou au printemps. En général, les variétés d’une même espèce diffèrent entre elles par des caractères considérés comme mineurs, par exemple la couleur (cf. les pois de Mendel) ou l’habitat. Les variétés de blés dits d’hiver sont plus productives que les blés de printemps. Ils sont soumis à des températures basses et à une humidité forte, ce qui favorise la floraison ultérieure et donc la fructification. Depuis longtemps, on avait observé que les semences de blé d’hiver une fois conservées au froid et à l’humidité pouvaient être semées au printemps. Entre autres observateurs, y compris russes, l’Américain J.H. Klippart, en 1857, l’avait observé et en avait fait une méthode de « conversion » du blé d’hiver en blé de printemps. Les mécanismes physiologiques de ce phénomène naturel d’adaptation sont aujourd’hui bien compris. Comme l’explique l’agronome André Gallais :
« Par ce phénomène dit de vernalisation, un blé d’hiver est ainsi ‘‘transformé’’ en blé de printemps »[2].
Le terme de transformé n’est pas innocent, car Lyssenko prétendra précisément avoir ainsi transformé une variété dans une autre simplement par l’action du milieu. Pour convertir le blé d’hiver en blé de printemps, il suffit de faire légèrement germer le blé en automne ou en hiver, puis d’effectuer un traitement par le froid pour rendre les graines aptes à germer. Dans le cas des blés d’hiver semés au printemps, ils germent bien mais sont incapables d’initier des épis : ils restent à l’état végétatif. Le traitement au froid de graines en début de germination va les rendre aptes à initier des épis en les semant au printemps. La vernalisation est donc un phénomène physiologique bien compris. Cependant Lyssenko n’a pas pu distinguer chez le blé d’hiver l’entrée de la graine en vie ralentie et le besoin en froid pour enclencher le développement reproductif.
Dans son ouvrage Grandeur et chute de Lyssenko, le généticien russe Jaurès Medvedev commente :
« La vernalisation fut proposée à l’origine comme un moyen de semer au printemps des variétés hivernales, mais c’était là une entreprise sans espoir. (…) L’éminent spécialiste de la culture expérimentale, P. N. Konstantinov, tenta pendant cinq ans, de 1931 à 1936, sur 54 parcelles et sur 35 variétés, de vérifier l’efficacité de la vernalisation. Il acquit la certitude que, la plupart du temps, la vernalisation n’augmente pas les rendements. Les chiffres de Konstantinov indiquaient que le rendement moyen du blé vernalisé était de 960 kilogrammes par hectare, alors que les planches témoins donnaient un rendement de 956 kilogrammes. Sur le plan statistique, cette différence de 4 kilos n’avait pas grande signification »[3].
L’aspect statistique a été examiné par le grand mathématicien probabiliste Andréï Kolmogorov. Celui-ci a courageusement critiqué, en 1940, les conclusions d’une disciple de Lyssenko, N. I. Ermolaeva, qui avait publié en 1939 les résultats d’une expérience reprenant celles de Mendel pour montrer la fausseté des conclusions de Mendel. Kolmogorov reprenant ces résultats en appliquant le test statistique dit de Kolmogorov-Smirnov (test d’hypothèses) démontra au contraire la validité des conclusions de Mendel[4]. En réponse, Lyssenko affirma que l’analyse mathématique ne pouvait réfuter une loi biologique.
Revenons aux résultats de Konstantinov.
« Lyssenko ne pouvait nier ces résultats. Il ne pouvait que leur opposer ses propres chiffres fondés sur des expériences généralement suspectes »[5].
Medvedev laisse clairement planer le soupçon de fraude sur les résultats de Lyssenko. La réponse de Lyssenko fut assortie d’une menace très directe. Konstantinov fut accusé de sabotage. Lyssenko ajouta que « ceux qui n’ont pas voulu comprendre et ont persisté dans leurs erreurs ont été également éliminés »[6].
« Par la suite, poursuit Medvedev, la vernalisation mourut de sa belle mort. (…) En fait, la vernalisation des variétés de printemps (…) fut abandonnée parce qu’elle était extrêmement coûteuse et que l’augmentation insignifiante des rendements ne permettait pas de rentrer dans les frais engagés »[7].
Les résultats de Lyssenko étaient en fait obtenus par des méthodes classiques de sélection agrémentées de vernalisation. Lyssenko a aussi déclaré avoir transformé des variétés de printemps non hivernantes en variétés d’hiver résistantes au froid, en procédant par des semailles en automne, ce qui supprimerait l’hérédité antérieure. La pensée de Lyssenko a un caractère cohérent et systématique.
III Traditions russes
Cette croyance dans la possibilité de transformer une variété en une autre par l’action du milieu n’était pas sans antécédents dans la génétique en Russie, où il y eut des controverses très vives entre les nombreux partisans de la génétique mendélienne et les partisans d’autres traditions, russes cette fois. La génétique mendélienne est fondée sur la transmission de caractères liés à des particules (selon la loi de disjonction des hybrides) – particules appelées gènes par Wilhelm Ludwig Johannsen en 1909. Ses partisans étaient en opposition aux théories de Kliment Akadievich Timirjazev, qui considérait que la génétique devait être traitée comme un problème de physiologie du développement et rejetait toute tentative de localiser une base matérielle de l’hérédité dans une partie de l’organisme. Les mendéliens étaient également en opposition aux idées d’Ivan Vladimirovitch Mitchourine, sélectionneur d’arbres fruitiers, qui insista sur l’influence des facteurs extérieurs tant dans la période embryonnaire de formation de la graine que post-embryonnaire de développement de la jeune plante. Autour de 1900, Mitchourine décida que la constitution héréditaire des semences hydrides de première génération était profondément affectée par leur environnement. Pour Mitchourine, l’influence des facteurs externes sur l’organisme hybride domine l’action des caractères héréditaires transmis par les parents. Cette théorie introduit d’une façon typiquement lamarckienne l’hérédité des caractères acquis – alors même que Lamarck fut accusé ultérieurement d’idéalisme. D’un autre côté, le mendélisme, qui avait évolué, ne niait pas l’influence de l’environnement sur le phénotype. Mais il laissait intact le génotype, sauf circonstances exceptionnelles comme les mutations dues aux rayons X, étudiées par l’américain Hermann Muller qui séjourna à Leningrad, puis Moscou de 1934 à 1937 à l’invitation de Nikolaï Vavilov, mais ne resta pas en URSS en raison de la montée du lyssenkisme. En tout état de cause, dans l’URSS des années 1930, l’antagonisme entre la génétique dite mendélo-morganienne et les théories sur l’influence prépondérante du milieu allait se développer sur fond de crise agricole et de croissante orthodoxie idéologique du côté du matérialisme dialectique, alors que de leur côté les mendéliens russes se montraient fort critiques des idées de Mitchourine.
Fig. 1 : Nikolai Vavilov
Au premier rang de ces généticiens mondialement connus se trouvait Nikolaï Vavilov, spécialiste des plantes cultivées. Vavilov, qui avait voyagé dans le monde pour constituer une considérable collection génétique de semences qui a été conservée à Saint-Petersbourg, et qui est l’auteur de l’importante théorie des centres d’origine des plantes cultivées, était critiqué pour ses expéditions dispendieuses et sans résultat pratique. Vavilov, considéré comme un représentant de la science bourgeoise, mais qui avait apprécié Lyssenko dans les débuts de celui-ci, fut victime des purges de Staline et mourut misérablement dans la prison de Saratov en 1943. Il fut réhabilité en 1955, et son œuvre republiée en 1987 pour son centenaire. On peut considérer Vavilov comme un représentant de l’internationalisme scientifique.
IV Les expériences de Lyssenko
Venons-en aux expérimentations proprement dites de Lyssenko, considérées sous l’angle méthodologique. En 1946, deux agronomes britanniques, P.S. Hudson et R.H. Richens, de Cambridge, ont publié une analyse extrêmement détaillée et se voulant impartiale à l’égard de la génétique soviétique. Ils en ont montré la grande faiblesse épistémologique.
Cette faiblesse épistémologique est manifeste par les caractères suivants. En premier lieu, l’ignorance totale de la littérature internationale sur le sujet – d’où le jugement du biologiste évolutionniste Julian Huxley sur Lyssenko « scientifiquement illettré ». En second lieu, le petit nombre d’expériences sur lesquelles Lyssenko fonde ses théories et la très petite échelle selon laquelle il mène une expérience. En troisième lieu la faible reproductibilité des résultats. En quatrième lieu le rejet des résultats négatifs. En cinquième lieu, la tendance à invoquer des facteurs inconnus pour expliquer les anomalies relevées par ses contradicteurs (élasticité de la théorisation de Lyssenko ), ou bien l’appel à des explications ad hoc. En sixième lieu, l’absence fréquente des expériences de contrôle ou leur mauvaise conception. Enfin, le rejet des mathématiques et du formalisme en biologie, considérée comme une science qualitative. En outre, la pureté des lignées utilisées par Lyssenko n’était nullement assurée, elles étaient certainement très hétérogènes, ce qui ne permettait pas de raisonner correctement sur elles. Ce point a été relevé par D. A. Dolgusin qui a noté l’extrême variabilité de la variété de blé Krymka utilisée par Lyssenko. Lyssenko a d’ailleurs critiqué l’existence de lignées pures maintenue par Johannsen. Cette hétérogénéité rendait d’autant plus nécessaire l’utilisation de l’analyse statistique. Certains critiques ont également noté le flou artistique de la terminologie dans les publications de Lyssenko. Les publications de Lyssenko sont extrêmement assertoriques, et rapidement polémiques. Tout cela fait beaucoup. Prenons quelques exemples.
Le petit nombre d’expériences et leur faible durée est attesté par Loren Graham, commentant la conversion prétendue du blé d’hiver en blé de printemps :
« En 1937, Lyssenko annonça son succès dans cet effort après une expérimentation ‘‘prolongée’’. L’examen des notes montre que cette expérience avait duré seulement un peu plus d’un an et impliquait deux (!) plants de la variété de blé d’hiver Kooperatorka, que Lyssenko prétendit avoir transformé en blé de printemps. L’un de ces plants périt durant l’expérience, si bien que le résultat était en fait basé sur un plant de lignée génétiquement impure »[8].
V La théorie phasique du développement
Lorsqu’il étudiait en Azerbaïdjan, en 1925, le développement des plantes, Lyssenko élabora une théorie du développement par phases, théorie selon laquelle les exigences des plantes vis-à-vis des conditions du milieu (température, lumière) ne sont pas identiques aux différentes phases du développement. En particulier, il y a un décalage dans la phase végétative selon les conditions environnementales. Il y a sans aucun doute du vrai dans cette dernière assertion. Cependant, la théorie des phases, dans le système de Lyssenko, est la base théorique de la vernalisation, du fait de la plasticité de l’organisme. Ce système est exposé en 1935 par Lyssenko et son âme damnée le pseudobiologiste-philosophe-idéologue Isaak Israilevitch Prezent, membre du Parti communiste, qu’il avait rencontré à Odessa en 1930. Dans les faits, cette théorie conduit à des constructions extrêmement complexes sur le rôle des ‘‘facteurs limitants’’ dans le développement et sur leur transmissibilité dans les croisements entre variétés. Des caractères comme la précocité ou la vigueur végétative doivent être sous l’influence de facteurs limitants comme la température ou l’éclairement. Par ‘‘facteurs limitants’’, il faut comprendre des facteurs qui jouent dans des conditions définies d’environnement, et non dans d’autres. Les conclusions de Lyssenko et Prezent ont été fortement critiquées.
L’hybridation entre variétés différemment sensibles aux ‘‘facteurs limitants’’ doit produire une neutralisation. Par conséquent, en présence des conditions environnementales appropriées, un hybride de première génération F1 doit être aussi précoce que le parent plus précoce ou doit être aussi vigoureux que le parent plus vigoureux[9]. Dans l’esprit de Lyssenko et Prezent, ces caractères de précocité ou de vigueur étaient dépendants des capacités d’adaptation des parents à l’environnement. Pourtant, en 1936, le généticien P.N. Konstantinov accusa les travailleurs de l’Institut d’Odessa de négliger les faits contraires découverts dans leur Institut ou dans d’autres. En effet, certains résultats obtenus à Odessa montraient que des hybrides F1 étaient plus tardifs que leurs parents plus précoces. Le cas fut mis en avant lorsque Maksimcuk révéla que Lyssenko s’était délibérément abstenu de faire allusion aux résultats obtenus à Odessa. Ce refus de mentionner le cas à moins d’être forcé de le faire créa une impression défavorable[10]. Cependant, Lyssenko proposa une explication de cette contradiction, flagrante par rapport à ses théories. Cela ne l’a nullement empêché d’appliquer sa théorie aux générations suivantes F2 et la suite. Lyssenko et Prezent ont affirmé l’impossibilité que dans les générations suivantes une forme plus précoce que la forme F1 précoce puisse se développer (impossibilité d’une ‘‘ségrégation transgressive’’, à savoir de l’apparition de phénotypes très divergents par rapport aux parents initiaux, cela en raison de la dispersion d’allèles favorables). Or les deux assertions de Lyssenko et Prezent sur F1 et F2 ont été fortement critiquées. En premier lieu il existait de nombreux autres exemples d’hybrides F1 plus tardifs que le parent le plus précoce. En second lieu, la « ségrégation transgressive » de la précocité était bel et bien observée au cours des hybridations de blé, comme l’ont montré de nombreux généticiens, Anton M. Zebrak, G.K. Meister, P.N. Konstantinov, Nikolaï Vavilov. Parmi d’autres, Zebrak a montré que la conclusion de Lyssenko selon laquelle les hybrides F2 étaient incapables de ségrégation transgressive était contredite par les faits. Il a montré en outre que les expériences de Lyssenko selon lesquelles il y a une interaction génétique entre le porte-greffe et le greffon ne pouvaient être confirmées.
Les théories de Lyssenko ont aussi suscité d’autres critiques acérées de la part des généticiens mendéliens, car ces expériences pouvaient être interprétées en termes de dominance et de récessivité. La dominance au sens de Lyssenko et de Mitchourine est le fait que les caractères dominants sont ceux qui sont le mieux adaptés à l’environnement local dans lequel l’hybride est cultivé. D’où la croyance que la dominance peut être inversée. En réalité, il existe des cas de caractères récessifs adaptés à l’environnement.
Dans les controverses dans lesquelles Lyssenko et surtout Prezent furent impliqués, ils montrèrent une grande capacité rhétorique. Ultérieurement, Lyssenko affirma que la constitution héréditaire résulte des nutriments assimilés par l’organisme qui les convertit en ses propres substances, ce qui fait que l’organisme ne reste pas identique, qu’il se transforme en différentes phases (nouvelle version de la théorie des phases). Dans d’autres conditions adverses de nutrition, la constitution héréditaire change. La transformation d’une variété dans une autre peut avoir lieu par un choc environnemental brutal. Lyssenko est allé jusqu’à affirmer que la constitution héréditaire pouvait être ainsi modifiée dans la direction désirée. Dans leurs travaux, Lyssenko et Prezent insistent constamment sur le fait que grâce à leurs méthodes, une nouvelle variété de plante cultivée peut être créée en deux à trois ans, par opposition aux pratiques de sélection beaucoup plus longues des généticiens mendéliens. Ces assertions répondaient à l’insistance de Staline pour des résultats rapides dans l’amélioration de la productivité agricole, rapidité difficile à assurer par les méthodes de sélection dans le cadre néo-mendélien.
La popularité de Lyssenko tient à ses origines. Il savait parler à une audience composée de paysans des kolkhoses et sovkhoses. Aux yeux des autorités, il était le type du prolétaire, praticien de terrain, éloigné des subtilités de la génétique de la drosophile qui était étudiée dans des Instituts de recherche mais n’avait aucune application pratique. L’insistance des autorités, intoxiquées par les lyssenkistes, pour des résultats rapides, difficiles à obtenir par les méthodes de sélection dans le cadre néo-mendélien, a eu pour conséquence que les statistiques fournies par les fermes d’État étaient biaisées pour ne pas contredire les attentes de la bureaucratie – autre aspect frauduleux. Loren Graham rapporte qu’en 1965, le fossé entre les prétentions de Lyssenko et ses réalisations dans sa propre ferme près de Moscou était devenu de plus en plus clair.
« L’Académie des sciences nomma une commission pour enquêter sur la gestion de la ferme et découvrit des documents frauduleux. Lyssenko eut recours à la duperie pour maintenir sa réputation »[11].
VI L’idéologie
Qu’en est-il de l’influence du matérialisme dialectique sur la biologie ? Des généticiens comme Vavilov ou Dubinine ont déclaré leur acceptation du matérialisme dialectique, mais il n’y a aucune preuve que cette philosophie ait exercé la moindre influence sur leurs théories génétiques.
« Cependant, une génération nouvelle accoutumée à penser selon les lignes dialectiques a tenté de fonder la science sur cette philosophie nouvelle »[12].
Du côté lyssenkiste, le matérialisme dialectique a servi d’épistémologie à Lyssenko et à son acolyte et mauvais génie Isaak Prezent. Matérialisme certes, mais pourquoi dialectique ? On peut se référer à la dialectique de la nature au sens de Friedrich Engels, d’ailleurs commentée par Lyssenko. Dans la perspective soviétique, l’adjectif dialectique désigne l’interaction essentielle, et dynamique, entre un phénomène biologique et le milieu. Les recherches de Lyssenko se sont inscrites très naturellement dans ce cadre. Son acolyte Prezent est allé jusqu’à parler de « génétique dialectique »[13]. Cette idéologisation complète de la science biologique a eu des conséquences catastrophiques pour l’agronomie et l’agriculture soviétiques.
Je ne vais pas détailler les étapes de l’ascension de Lyssenko qui l’ont conduit jusqu’au Soviet suprême de l’Union soviétique, ni les divers épisodes de ses relations avec Staline et Khrouchtchev (qui pensait être un grand expert en agriculture). Je ne parlerai pas non plus des violentes polémiques suscitées en France par la publication du fameux Rapport sur la situation de la science biologique présenté par Lyssenko à l’Académie Lénine des sciences agricoles de l’URSS le 31 juillet 1948. J’ajoute que la génétique occidentale était vue comme raciste, puis nazie – accusation qui est devenue un grand classique de la politique russe. Dernière remarque, l’adaptation par le milieu devait plaire à tous les totalitarismes qui jouent précisément sur le conditionnement y compris cérébral, le conditionnement pavlovien, le lavage des cerveaux.
Avant de conclure, il est indispensable de faire le point sur le thème des causes d’erreur, des erreurs proprement dites et des fraudes. Il est très difficile, 80 ans après, de vérifier les chiffres donnés par Lyssenko dans ses nombreuses publications. On peut tout au plus les comparer à ceux donnés par exemple par Konstatinov, qui a fortement critiqué les résultats obtenus à l’Institut d’Odessa. On peut également observer que Lyssenko a fait la promesse mirifique de doubler en peu de temps les rendements existants, promesse à destination du pouvoir stalinien. On ne peut oublier non plus le rôle des croyances dans l’interprétation des résultats en faveur d’une théorie préexistante et qui ne cesse d’étendre sa propre logique. En l’occurrence, c’est la principale cause d’erreur et lieu d’erreur. Quant aux résultats affichés par les fermes d’État, ils sont clairement surévalués donc frauduleux. Ceci est un commentaire sur les liaisons potentiellement dangereuses entre les sciences et l’État.
Pour conclure, une citation de Jacques Monod dans son introduction à l’ouvrage de Jaurès Medvedev Grandeur et Chute de Lyssenko en 1971 :
« Qu’un charlatan autodidacte et fanatique ait pu, au milieu du XXe siècle, obtenir dans son pays l’appui de tous les pouvoirs : le parti, l’État, la presse (sans compter les tribunaux et la police), pour imposer en biologie une théorie inepte et, en agriculture, des pratiques inefficaces, parfois catastrophiques ; que cet illuminé soit en outre parvenu à faire jeter l’interdit officiel sur l’enseignement comme sur la pratique d’une des disciplines biologiques les plus fondamentales, la génétique, voilà qui passe l’imagination. C’est pourtant ce que Lyssenko a su accomplir en U.R.S.S. pendant près de trente ans (1934-1964), parvenant au faite de la puissance et de la gloire entre 1948 et 1952 »[14].
« Qui donc oserait affirmer que de telles pseudo-sciences ne survivent ou ne se développent pas aujourd’hui encore, dans d’autres domaines de la connaissance, et pas seulement chez les totalitaires ? Croit-on que les pseudo-univers aient totalement disparu du champ du savoir ? »[15].
Claude Debru
La rédaction de ce billet fait suite au colloque Erreurs en sciences, qui s’est tenu le 30 avril 2024 à l’Académie des sciences.
[1] Sur les débuts du lyssenkisme, cf. Jaurès Medvedev, Grandeur et chute de Lyssenko, Paris, Gallimard, 1971.
[2] André Gallais, Histoire de la génétique et de l’amélioration des plantes, Versailles, Editions Quae, 2018, p. 174.
[3] J. Medvedev, op. cit., p. 195-196.
[4] P.S. Hudson et R. H. Richens, The New Genetics in the Soviet Union, Cambridge, Imperial Bureau of Plant Breeding and Genetics / School of Agriculture, May 1946, p. 33.
[5] J. Medvedev, op. cit., p. 196.
[6] Ibid., p. 197.
[7] Ibid., p. 197.
[8] Loren R. Graham, Science in Russia and in the Soviet Union: a Short History, Cambridge / New York / Melbourne, Cambridge University Press, 1992, p. 125-126.
[9] P.S. Hudon et R.H. Richens, op. cit., p. 16.
[10] Ibid., p. 32.
[11] L. Graham, op. cit., p. 133-134.
[12] P.S. Hudson et R.H. Richens, op. cit., p. 14-15.
[13] Ibid., p. 15.
[14] Jacques Monod, Introduction à J. Medvedev, op. cit., p. 9.
[15] Ibid., p. 14.
Crédits des illustrations :
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Claude Debru (1 octobre 2024). Lyssenko, de l’erreur à la fraude : science, technique, idéologie. Vie des sciences. Consulté le 11 octobre 2024 à l’adresse https://doi.org/10.58079/12e64
