Ces mathématiciens qui firent plier l’URSS de Brejnev

 

Il y a 5 ans, ma tante Claudine  fille du mathématicien Laurent Schwartz, m’invite à une réunion de famille. Elle m’informe qu’il y aura là un certain Michel Broué, également mathématicien, qui pourrait me raconter une histoire intéressante, peut-être sujet d’un futur documentaire.

Je suis en effet auteur-réalisateur, mais aussi le petit-neveu de Laurent Schwartz, ce dont on me félicite régulièrement malgré le fait que je n’y sois absolument pour rien… !

Je rencontre donc Michel Broué, et suis effectivement fasciné par son récit de l’histoire d’un certain comité de mathématiciens, qui m’avait jusqu’alors totalement échappé. J’écris alors un projet qui après quelques vicissitudes a été finalement accepté par la chaîne parlementaire LCP en début d’année.

 Nous sommes actuellement en plein tournage, et la diffusion de ce documentaire de 60 minutes sera sans doute programmée en fin d’année.

De quoi s’agit-il ?

Le  titre de travail de ce film est : Ces mathématiciens qui firent plier l’URSS de Brejnev. Vaste programme et aventure effectivement étonnante !

 

Fin 1973, mon grand-oncle Laurent Schwartz, déjà très connu pour ses engagements citoyens et politiques, notamment via le comité Audin, est informé par le biais du physicien dissident Andreï Sakharov que deux mathématiciens soviétiques, Youri Chikanovitch et Léonide Pliouchtch, ont été arrêtés et enfermés dans un asile psychiatrique. C’est alors la nouvelle méthode pour faire taire les opposants en URSS.

Laurent Schwartz va alors s’associer avec deux autres mathématiciens, l’un très connu, Henri Cartan, et l’autre, Michel Broué, qui n’est encore qu’au début de sa carrière, pour créer un comité des mathématiciens et demander la libération des deux dissidents.

Or, en quelques semaines, ils vont arriver à mobiliser plusieurs centaines de mathématiciens dans le monde. Ils vont ensuite agréger d’autres soutiens, notamment des ONG mais aussi des groupes politiques, pour finalement parvenir à faire libérer en quelques semaines Youri Chikanovitch, qui était un mathématicien avec une certaine notoriété, mais surtout, après plus de deux ans de combat, Léonid Pliouchtch, qui était, lui, totalement inconnu.

C’est un tour de force remarquable puisque si on résume : ce sont des mathématiciens pacifistes qui ont fait plier l’URSS de Brejnev !

Imaginez la même chose aujourd’hui avec Poutine et non pas Alexei Navalny, beaucoup trop connu, mais un obscur mathématicien qui de surcroit… serait ukrainien.

L’histoire ne s’arrête pas là, car fort de son succès, le comité est sollicité pour défendre d’autres cas et poursuit ses activités pendant une quinzaine d’années, se mobilise à nouveau pour d’autres opposants à l’Est tel Vladimir Bukowski, mais aussi à l’Ouest dans les dictatures sud-américaines, comme l’Uruguayen José Luis Massera. Et à nouveau avec un certain succès, puisque plusieurs autres opposants seront ainsi libérés.

Pourquoi évoquer cette histoire dans le cadre d’une série sur Maurice Audin ? Eh bien… en réalité, le lien est fait par Laurent Schwartz lui-même. Dans ses Mémoires, il consacre en effet un chapitre à l’affaire Pliouchtch, et écrit à son sujet :

En choisissant un individu au lieu d’une collectivité, nous mettions en application la leçon apprise lors de la création du comité Audin : la défense d’une seule personne particulière contribue à la défense de toutes les autres victimes et la renforce.

Et Michel Broué, qui est donc la mémoire de ce comité, et que j’ai interviewé pour ce film, confirme complètement ce point de vue.

Dès le début, nous avions conscience que nous n’avions aucune chance, nous, petits mathématiciens, de renverser le régime soviétique. En revanche, nous pouvions enfoncer un coin avec l’affaire Pliouchtch.

Il faut savoir que cette histoire a largement dépassé le cas d’un dissident. Elle a eu des conséquences sur la politique intérieure française. Le parti communiste est alors en pleine négociation pour l’union de la gauche et l’affaire Pliouchtch est un sacré caillou dans sa chaussure.

L’action de ce comité des mathématiciens va créer une brouille inédite avec Moscou puisqu’après pas mal de débats internes, le PC va prendre le parti du comité des mathématiciens contre celui de l’URSS.

Pourquoi des mathématiciens ?

Ce qui m’a questionné en tant que réalisateur et qui doit sans doute aussi vous interpeller, c’est : pourquoi des mathématiciens ?

Pourquoi est-ce que ce sont des mathématiciens et non pas des historiens, des écrivains par exemple, qui sont arrivés à se mobilier au point de faire plier l’URSS de Brejnev avec un mouvement inédit ? Car je rappelle que l’État n’a joué aucun rôle dans cette affaire !

Ce ne sera plus tout à fait vrai dans les autres cas dont le comité s’est emparé dans les années suivantes. Mais dans l’affaire Pliouchtch, c’est bien le comité qui est en première ligne. Quand Pliouchtch est libéré, il n’y a aucun officiel pour l’accueillir, rien n’est prévu pour son exil. C’est Michel Broué qui va l’accueillir chez lui, dans son pavillon de banlieue, pendant plusieurs semaines.

Au cours de mes recherches, de mes entretiens, il y a plusieurs raisons, ou disons plusieurs hypothèses, qui m’ont été évoquées pour expliquer la mobilisation des mathématiciens et leur succès :

• D’abord, dans les années 1970, il n’y a pas encore internet et les mathématiciens du monde entier ont plus l’habitude de communiquer ensemble avec un langage universel que d’autres communautés. Ils ont sans doute déjà un réseau qui permet plus facilement la mobilisation.

•  Ensuite, il y a l’importance que revêtent les mathématiques pour l’Union soviétique. Un peu comme la musique classique, cela fait partie de ce qu’on appelle aujourd’hui le soft power de l’URSS.  C’est un domaine où les soviétiques excellent, et que l’on prend en considération au sommet de l’Etat.

Mais mon grand-oncle avait une autre hypothèse. Là aussi je vais citer ses Mémoires :

Les mathématiciens transportent leur rigueur de raisonnement scientifique dans la vie courante. La découverte mathématique est subversive et toujours prête à renverser les tabous et dépend très peu des pouvoirs établis.

Autrement dit, il estimait que finalement, il y aurait une prédisposition des mathématiciens, par leur manière de penser et par leur activité professionnelle, à protester contre l’injustice. Michel Broué, qui est sur la même ligne, me l’a dit autrement en interview. Je le cite :

La liberté de penser, c’est l’ingrédient numéro un des maths. Donc quand on interdit à un type de penser ce qu’il veut, c’est juste contraire aux maths.

CQFD !

J’ai également posé la question à Cédric Villani, qui m’a répondu (en substance) : j’aimerais bien que ce soit vrai mais malheureusement, les mathématiciens n’ont pas toujours été du bon côté de l’Histoire.

Et de me citer des personnalités qui furent effectivement de très brillants scientifiques, mais bien peu exemplaires dans leurs engagements.

Je me garderai bien de trancher, d’autant que je ne suis pas mathématicien, et laisse donc le lecteur méditer sur cette épineuse question.

De l’importance du facteur chance

Je voudrais juste rappeler, pour être tout à fait honnête, que si l’engagement du comité des mathématiciens est très louable, son succès est aussi dû à des circonstances très favorables. Il a bénéficié dans l’affaire Pliouchtch d’un remarquable alignement des planètes, comme on dit aujourd’hui.

D’abord la situation internationale : les accords d’Helsinki, qui sont signés au même moment, exigent le respect des droits de l’homme. L’URSS, qui est signataire, n’a pas du tout envie de se retrouver avec une nouvelle affaire de dissidence médiatisée.

Ensuite, il y a la position du Parti communiste français, à cette époque en plein débat interne avec le projet de l’union de la gauche et qui va s’opposer à Moscou. Or le PCF, à cette époque, est un levier important pour l’URSS. C’est un des principaux relais en Europe de l’Ouest, et Moscou ne peut pas le négliger.

L’URSS elle-même est d’ailleurs fragilisée. Personne n’imagine encore qu’elle aura disparu 15 ans plus tard.. mais il y a déjà quelques craquements.

Toujours dans ce contexte géopolitique, le comité va obtenir en sous-main l’assistance de l’Organisation communiste internationaliste (OCI), organisation trotskyste très hostile à l’Union soviétique, à laquelle appartient alors Michel Broué. Ce n’est pas anecdotique, car l’OCI est alors remarquablement organisée et va être d’une aide décisive pour la logistique, pour l’organisation des meetings et même pour le rapatriement de la famille Pliouchtch.

Enfin, il ne faut pas oublier la personnalité de ces leaders et la renommée de Laurent Schwartz, mais aussi d’Henri Cartan, deux personnalités très fortes, auxquelles s’ajoute l’abnégation sans faille du jeune Michel Broué.

Michel Broué, mémoire de ce comité donc, et qui continue aujourd’hui à se battre pour les mathématiciens emprisonnés.

Pour résumer le sens de ce combat, et plus généralement l’engagement des mathématiciens, laissons place aux derniers mots des Mémoires de Laurent Schwartz. Car, c’est tout de même assez notable, c’est par un chapitre sur le comité des mathématiciens qu’il achève ses Mémoires :

Beaucoup ont aujourd’hui tendance à considérer les scientifiques, mathématiciens ou non, comme des gens peu soucieux de morale, nuisibles, enfermés dans leur tour d’ivoire et indifférents au monde extérieur. Le comité des mathématiciens est une brillante illustration du contraire.

Mathieu Schwartz

 

Ce billet reprend le contenu d’une intervention donnée le 7 mai 2024 à l’Académie des sciences, à l’occasion de la remise du prix Maurice-Audin.

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Crédits des illustrations

• Image de couverture : Photographie de Laurent Schwartz, s. d. Source : Claudine Schwartz. CC-BY-NC-ND.
• Figure 1 : Andreï Sakharov interviewé lors d’une conférence en 1989 à l’Académie des sciences russe (source). RIA Novosti archive, image #25981, par Vladimir Fedorenko. CC-BY-SA 3.0.
• Figure 2 : Léonid Pliouchtch à Bessèges (France) en 2013 (source). Photographie par Cyberic71. CC-BY-SA 4.0.
• Figure 3 : Photographie d’Henri Cartan par Konrad Jacobs, prise à Paris en 1968 (source). Archives du Mathematisches Forschungsinstitut Oberwolfach. CC-BY-SA 2.0.
• Figure 4 : Michel Broué, photo personnelle. CC-BY-SA 4.0.
• Figure 5 : couverture d’un numéro du Bulletin du comité international des mathématiciens (source).

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