Fourier, célèbre et inconnu

Quel Fourier ?

Demandez autour de vous qui était Fourier et, à supposer que ce nom évoque quelque chose, il est vraisemblable que la réponse dépendra du profil de votre interlocuteur.

Pour quelqu’un versé dans les sciences exactes, formelles ou expérimentales, c’est le physicien et mathématicien Joseph Fourier qui viendra certainement en premier à l’esprit, alors que pour une sensibilité tournée davantage vers les sciences humaines et sociales, ce sera sans doute le philosophe et économiste Charles Fourier.

Nous nous intéresserons ici au premier Fourier — Joseph, donc — mais, s’il faut juger de la célébrité à l’aune d’une reconnaissance comme l’attribution d’un nom de lieu public dans une grande ville, il faut reconnaître que Charles, avec une rue à son nom à Paris, l’emporte sur Joseph, qui n’en a aucune. Et si l’on quitte Paris pour Grenoble (dont on verra plus loin l’importance dans la trajectoire de Joseph Fourier), il y a certes une rue Fourier, mais l’explication qu’en donnait encore en 1975 la Jeune Chambre Économique dans un annuaire des Mille et une rues de Grenoble laisse rêveur, qualifiant celui qui a tant fait pour la science de la mention « Grand défenseur des Arts et des lettres, mathématicien de surcroît (sic) ».

Assez célèbre pour laisser une trace dans l’espace public, Joseph Fourier reste une figure méconnue (voire inconnue) pour beaucoup, ceci traduisant peut-être simplement le fait qu’il est inclassable, que c’est un personnage unique et multiple, et on pourrait dire unique dans sa multiplicité.

Il n’est que de parcourir sa biographie pour s’en convaincre.

Sa vie comme un roman

Joseph Fourier naît à Auxerre le 21 mars 1768. Orphelin à l’âge de 8 ans, il est pris en charge par le clergé qui a su reconnaître ses capacités intellectuelles exceptionnelles. Il intègre en 1780 le Collège royal militaire d’Auxerre mais ne peut envisager une carrière dans l’armée, se voyant opposer par le Ministère de la Guerre que « n’étant pas noble, [il] ne pourrait entrer dans l’artillerie, quand il serait un second Newton ». Ce refus l’amène à commencer en 1787 un noviciat à l’Abbaye de Saint-Benoît-sur-Loire mais, alors qu’il est sur le point de prononcer ses vœux, la Révolution éclate et sa trajectoire bascule, l’amenant à jouer un rôle politique de premier plan.

Lorsqu’est créée en 1795 l’École normale de l’an III regroupant les meilleurs talents, c’est tout naturellement qu’il en devient élève puis enseignant, jusqu’à succéder en 1797 à Joseph-Louis Lagrange pour assurer le cours d’analyse à l’École polytechnique nouvellement créée. Choisi en 1798 par Bonaparte pour faire partie des savants de la campagne d’Égypte, il y joue un rôle central, à la fois scientifique et politique. À son retour en France en 1802, il est nommé Préfet de l’Isère et reste une dizaine d’années à Grenoble, s’acquittant avec ardeur de sa tâche de grand commis de l’État tout en travaillant à ce qui sera son grand œuvre, la Théorie analytique de la chaleur. Ce travail lui vaut de recevoir en 1811 un prix de l’Académie des sciences sans pour autant qu’il soit publié, le manuscrit faisant l’objet de réserves des rapporteurs quant à sa rigueur. Maintenu préfet de l’Isère à la chute de Napoléon, il est brièvement nommé préfet du Rhône par ce dernier à son retour de l’île d’Elbe en 1815 avant d’être démis de ses fonctions. La suite de sa carrière est essentiellement scientifique et s’écrit à Paris. Élu une première fois à l’Académie des sciences en 1816, sa nomination est d’abord refusée par Louis XVIII avant d’être acceptée l’année suivante, après une nouvelle élection sans appel. Devenu secrétaire perpétuel de l’Académie en 1822, il publie enfin sa Théorie analytique de la chaleur. L’année 1826 voit son élection à l’Académie française et à la Royal Society. Il meurt à Paris le 16 mai 1830.

 

Quel Joseph Fourier ?

La richesse de la trajectoire et la variété des activités de Joseph Fourier montrent à quel point il est difficile de le mettre dans une case et une seule.

Si l’on veut néanmoins catégoriser — de façon simplifiée —, il y a d’abord Fourier le scientifique, considéré aujourd’hui comme un des pères de la physique mathématique. Cette reconnaissance est attachée bien sûr et avant tout à son traité majeur de la Théorie analytique de la chaleur, élaboré durant ses années grenobloises et publié sous sa forme la plus aboutie en 1822.

On y trouve une approche étonnamment moderne, partant d’une question physique à laquelle il apporte une solution explicite (l’équation de la chaleur), élaborant pour cela une théorie mathématique (les séries et intégrales « de Fourier » [1]) qui sera à la base des développements foisonnants et toujours actuels de l’analyse harmonique, tout en mettant ses résultats à l’épreuve autant de l’expérimentation que du calcul numérique.

Pour le lien entre physique et mathématiques, on connait la phrase célèbre qu’il inscrit au cœur de la préface à la Théorie analytique de la chaleur : « L’étude approfondie de la nature est la source la plus féconde des découvertes mathématiques ». On connait moins celle qu’il fait quelques pages plus loin, affirmant de la méthode qu’il a développée qu’elle « ne laisse rien de vague et d’indéterminé dans les solutions ; elle les conduit jusqu’aux dernières applications numériques, condition nécessaire de toute recherche, et sans laquelle on n’arriverait qu’à des transformations inutiles ». Aurait-il eu accès aux moyens de calcul informatiques dont nous disposons aujourd’hui, nul doute qu’il en aurait fait usage comme le suggère cette déclaration programmatique. Le souci qu’il y exprime préfigure ainsi la triple conjonction physique / mathématiques / informatique qui est au cœur de ce qui est devenu la discipline du « signal », dont Fourier est unanimement reconnu comme un inspirateur et un père spirituel.

Outre cette œuvre maîtresse, Fourier a laissé sa marque dans d’autres questions scientifiques. En lien d’une certaine façon avec la théorie de la chaleur, mais de façon moins connue et là encore visionnaire, Fourier est ainsi le premier à avoir identifié le problème de l’effet de serre pour l’atmosphère terrestre et à en donner une explication. On lui doit également des réflexions pionnières sur des questions d’optimisation et l’usage d’inégalités pour ce qui deviendra la programmation linéaire.

À côté du scientifique qu’il n’a jamais cessé d’être, il y a ensuite Fourier le citoyen engagé, aux prises avec son siècle comme pourra l’être plus tard un Laurent Schwartz avec le sien. Révolutionnaire de la première heure, il s’engage dans la Société Populaire d’Auxerre et, par ses talents d’orateur, suscite des levées massives de volontaires face aux coalitions conservatrices. Plus tard, en 1801, il sera au cœur des négociations avec les autochtones et les Anglais lorsque l’armée de Bonaparte devra battre en retraite et quitter l’Égypte. Devenu ensuite préfet, d’abord de l’Isère puis brièvement du Rhône, il mettra ses talents au service de l’État, planifiant et dirigeant des travaux de voirie ou d’assainissement autant que des politiques de santé publique.

Il y a enfin Fourier le mentor dont l’influence se manifesta là encore sous plusieurs formes, tant par l’enseignement qu’il donna comme professeur à la toute jeune École polytechnique à l’aube du XIXème siècle que par l’intérêt qu’il porta à d’autres scientifiques, les encouragements qu’il leur prodigua et l’aide qu’il leur apporta.

Il en fut ainsi pour Jean-François Champollion, qui dut sa « vocation égyptienne » à la fréquentation de Fourier par l’entremise de son frère ainé Jacques-Joseph avec qui Fourier collabora à la Description de l’Égypte, ouvrage monumental regroupant les travaux réalisés durant la campagne d’Égypte. Fourier porta un intérêt constant à l’éducation du jeune Champollion, jusqu’au succès retentissant que celui-ci obtint en réussissant à déchiffrer les hiéroglyphes.

Il en fut de même pour Sophie Germain, cette mathématicienne qui dans un premier temps dut se faire passer pour un homme dans ses correspondances scientifiques, tant faire des mathématiques en étant femme pouvait alors sembler incongru. Fourier s’intéressa aux travaux de Sophie Germain sans considération de genre, les suivit avec attention et, lorsqu’il devint secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences, il l’autorisa — elle qui fut, dit-on, son « seul possible amour » — à assister aux séances de la Compagnie. Assister et non en devenir membre (il faudra attendre pour cela 150 ans !) mais un premier pas, fût-il timide, avait été franchi grâce à Fourier.

 

Et Fourier aujourd’hui ?

En exagérant à peine, on peut dire que Fourier est aujourd’hui partout.

Il l’est bien sûr dans les sciences où les concepts d’ondes, de vibrations ou de fréquences sont omniprésents, que ce soit en mathématiques, en physique, en chimie, en biologie et jusque dans les sciences humaines et sociales, appelant à chaque fois des analyses « à la Fourier » et donnant lieu à une littérature foisonnante — on ne compte plus les ouvrages dont le titre contient « Fourier ».

Pour revenir au souci que Fourier portait aux applications numériques, une raison du déploiement aujourd’hui quasi-universel des idées de Fourier dans tant de domaines est que l’entrée dans l’ère de l’information il y a un peu plus d’un demi-siècle a permis, avec l’explosion du numérique et des possibilités de calcul, une utilisation effective, efficace et à grande échelle de méthodes qui auraient pu rester sinon au rayon des grandes et belles idées. À cet égard, le pas essentiel a été franchi en 1965, avec la publication et la popularisation d’un algorithme de calcul rapide (la Transformation de Fourier Rapide ou FFT, pour Fast Fourier Transform) qui a fait entrer l’analyse de Fourier dans toutes les bibliothèques de calcul scientifique.

De par l’universalité de ses usages, on peut dire que Fourier est devenu aujourd’hui un « nom commun » de la science, réactivant par là-même le paradoxe selon lequel, chez les scientifiques eux-mêmes, l’homme est le plus souvent méconnu voire inconnu, disparaissant derrière l’œuvre qu’il a laissée.

Présent presque partout dans les sciences, Fourier l’est aussi dans notre vie quotidienne, et cela de façon sans doute encore plus insoupçonnée. Si l’on considère pourtant un smartphone, c’est un concentré de traitement du signal qui tient dans notre poche, avec en filigrane des algorithmes qui pour la plupart reposent sur les méthodes de décomposition initiées par Fourier.

Nos photos numériques ? Leur compression indispensable au stockage et à la transmission s’appuie classiquement sur le codage JPEG, dont la base est une transformée de Fourier bidimensionnelle. Notre musique ? Là encore, le codage de type MP3 et ses avatars s’opèrent dans l’espace de Fourier des fréquences sonores en mixant mathématique et psycho-acoustique. Nos communications et connexions ? C’est grâce au partage astucieux de bandes de fréquences, via l’utilisation de la FFT, qu’on pu être développées des technologies (4G, 5G, wifi,…) permettant de transmettre et échanger des messages sans interférences entre les utilisateurs.

Au-delà de l’exemple du smartphone, la liste serait longue des applications qui, allant de l’imagerie médicale à la télédétection ou du radar à la cristallographie, mettent en jeu quelque part dans leurs algorithmes une touche de Fourier.

 

Fourier, l’éternel retour

Longtemps oublié ou négligé, Fourier revient néanmoins épisodiquement sur le devant de la scène.

Un des artisans les plus fervents pour rendre à Fourier sa juste place dans le Panthéon des sciences aura sans nul doute été le mathématicien Jean-Pierre Kahane. De conférences en interventions publiques et articles, celui-ci n’aura de cesse de redorer le blason d’un scientifique d’exception que ses collègues mathématiciens, en particulier bourbakistes, avaient trop longtemps ignoré ou sous-estimé.

En 2018, Fourier aura une première fois les honneurs des Commémorations nationales pour fêter le 250^ème anniversaire de sa naissance, donnant lieu à de nombreuses manifestations en France et dans le monde puis, en 2022, une deuxième fois au titre des 200 ans de la Théorie analytique de la chaleur.

Fourier est enterré au cimetière du Père-Lachaise et on trouve à deux pas de la sienne la tombe de Champollion, qui a souhaité reposer à ses côtés. Là encore, ironie d’une reconnaissance quelque peu bradée, le buste occupant la niche du monument érigé en son honneur a un jour disparu pour être remplacé par celui de son voisin de repos éternel, le médecin (et académicien) François Chaussier, sans que quiconque s’en émeuve jusqu’à très récemment. Cette injustice est aujourd’hui réparée et un buste à l’effigie du vrai Joseph Fourier a été installé et inauguré le 17 mai 2024.

Fourier dans la cité

Parmi les traits les plus remarquables de Fourier, il y a cette coexistence et ce va-et-vient permanent entre l’étude et l’action, l’une et l’autre se nourrissant mutuellement, et la conviction que la place d’un savant est aussi dans la cité.

Terminons par deux épisodes illustrant la vision que Fourier pouvait avoir de ses engagements en ce sens.

Le premier se situe en 1789 lorsque, comme on l’a vu, il est un membre important de la Société populaire d’Auxerre au sein de laquelle il propage les idéaux de la Révolution. Ces idéaux, il les embrasse, mais jusqu’au point où son sens moral lui fait refuser les excès de la Terreur. Cette attitude lui est reprochée et, devenu aux yeux des ultras traître à la cause, il est emprisonné sur ordre du Comité de salut public et ne doit sa vie sauve qu’à la chute de Robespierre.

Le deuxième épisode se passe en 1815. Alors qu’il avait été nommé préfet de l’Isère en 1802 par le général Bonaparte, Fourier est maintenu à ce poste lors de la première Restauration, après l’abdication en 1814 de celui qui était devenu entre-temps l’empereur Napoléon. Lorsque ce dernier effectue son retour d’exil de l’Ile d’Elbe pour reconquérir le pouvoir, il choisit de garder Fourier à son service en le nommant préfet du Rhône. Fourier accepte par sens de l’État mais, fidèle à ses principes comme il avait pu l’être pendant la Terreur, il refuse d’appliquer les mesures d’épuration édictées par le ministre de l’Intérieur Lazare Carnot et est démis de ses fonctions.

À l’heure où la science n’a jamais été aussi étroitement liée à des enjeux sociétaux majeurs et où le politique en est le plus souvent éloigné (sinon ignorant), ces exemples — et, plus généralement toute la vie et l’œuvre de Fourier — montrent la voie pour une articulation concrète entre science, éthique et société. Célèbre ou inconnu, Fourier est en cela d’une étonnante modernité.

 

Patrick Flandrin
Directeur de recherche émérite au CNRS, ENS de Lyon, et membre de l’Académie des sciences.

 

[1] D’une façon très raccourcie, développer une fonction en « série de Fourier » consiste à la représenter comme somme de sinus et cosinus aux fréquences et amplitudes convenablement choisies.

 

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Pour en savoir plus

Fourier fait l’objet d’une bibliographie abondante mais, pour en savoir (beaucoup) plus sur l’homme et l’œuvre d’une façon presque ludique, une référence incomparable — très détaillée et d’une incroyable richesse iconographique — est la promenade érudite offerte par Alain Juhel sur son site du « Mathouriste ».

 

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Crédits des illustrations

• Illustration de couverture : Caricature de Jean-Baptiste-Joseph Fourier, par Julien-Léopold Boilly. Aquarelle non datée (probablement réalisée vers 1825), extraite d’un album de soixante-treize portraits-charges d’artistes, littérateurs et savants contemporains, pour la plupart membres de l’Institut. Bibliothèque de l’Institut de France, Ms. 7749, fol. 30. Adrien-Marie Legendre est représenté sur le même feuillet. Voir “La science en caricatures, les portraits de Jules-Léopold Boilly (1796-1874)”, dans La lettre de l’Académie des sciences, n° 28 (hiver 2011).
• Fig. 1 : Jean-Baptiste-Joseph Fourier. Gravure par A.F.B. Geille d’après Julien-Léopold Boilly. Source : Wellcome Collection 3110i . Domaine public.
• Fig. 2 : Page de couverture de Jean-Baptiste-Joseph Fourier, Théorie analytique de la chaleur, Firmin Didot : Paris, 1822. Source : Internet Archive (identifier: theoieanalytiq00four). Domaine public.
• Fig. 3 : © Patrick Flandrin et Étienne Ghys. Adapté du schéma “Synthèse additive” de Quark67 (2006), dans Wikipedia, CC-BY-SA 3.0.
• Fig. 4 : © Patrick Flandrin.
• Fig. 5 : © Stéphane Jaffard.

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