À propos du mémoire présenté par Louis Vicat à l’Académie royale des sciences le 15 décembre 1817

 

M. Vicat présente ses Recherches expérimentales sur les Chaux de construction, les Bétons et les Mortiers ordinaires. Une commission de trois membres est chargée d’examiner cet important travail.

C’est ainsi que les Annales de Chimie et de Physique (t. 6, 1818, p. 420) mentionnent la présentation à l’Académie des sciences, par Louis Vicat, le lundi 15 décembre 1817, de son mémoire, dont nous nous proposons ici, du point de vue de l’histoire des sciences et des techniques, d’évoquer les circonstances de la conception et le contexte (Fig. 1) ; mémoire fondateur, le premier d’une très longue série de travaux de Louis Vicat consacrés aux chaux et ciments publiés, jusqu’en 1857, notamment dans les Comptes rendus de l’Académie des sciences, les Annales de Chimie et de Physique et les Annales des ponts et chaussées¹.

Fig. 1. Annales de Chimie et de Physique (t. 6, 1818)

 

Louis Vicat

Né à Nevers en 1786, Louis Vicat a passé son enfance à Seyssins près de Grenoble, où, grâce au soutien d’un parent, professeur de mathématiques à la Faculté des sciences, M. Chabert, il fut placé à l’École centrale de l’Isère dont il fut un brillant élève. Après une escapade et un engagement comme vice-timonier à Toulon, il eut la chance, de retour à Grenoble, d’être présenté à Joseph Fourier qui, baron, venait d’être nommé préfet de l’Isère. C’est sur les conseils de celui-ci² que Louis Vicat, renonçant à ses ambitions littéraires, prépara le concours d’entrée à l’École polytechnique, où il fut admis dans les premiers en 1804.

Après ses deux années d’études dans cette école, où une bourse lui permit de surmonter des difficultés financières, il fut admis à l’École des ponts et chaussées en 1806, dont il sortit deux ans plus tard comme élève-ingénieur, en mission en Italie dans le département français des Apennins près de Gênes. Nommé ingénieur des ponts et chaussées, Louis Vicat fut d’abord affecté à Périgueux en 1809 et, pour faire court, nous le retrouvons à Souillac où il est affecté le 1^er mars 1812, pour la construction d’un pont sur la Dordogne. C’est là que se situe l’origine du Mémoire.

 

Le pont de Souillac

Bien que décidée dès 1786, la construction de ce pont était toujours en attente et ce, malgré le fait que Napoléon, de retour d’Espagne en 1808, passant par Souillac sur la route impériale 23, eût pris conscience de la nécessité de construire un tel ouvrage. Une nouvelle décision fut donc prise en 1812 et la construction commença la même année. En raison des difficultés financières de l’État, elle n’allait s’achever qu’en 1824.

Il s’agissait d’un pont en maçonnerie de 9 mètres de large, 180 mètres de longueur comportant 7 arches surbaissées d’une portée de 22 mètres chacune et de 8,33 m de hauteur. Cette conception nécessitait la construction de six piles en rivière et deux culées, soumises aux assauts de gros blocs de rocher entrainés par le courant torrentiel lors des crues, et dont les tassements devaient être soigneusement contrôlés. En raison de ces difficultés techniques, et financières dues aux guerres napoléoniennes, la construction dut être interrompue, ce que Louis Vicat mit à profit pour réfléchir à un nouveau matériau, susceptible de rendre les piles suffisamment résistantes (Fig. 2).

Dans son article consacré à l’histoire du béton [2], Yves Malier insiste sur le fait que, dès le III^e siècle, la technologie du béton, bien connue des Romains, se perdit complètement, et ce, malgré les redécouvertes de livres anciens tels que les X livres d’architecture de Vitruve traduits en 1673 par Claude Perrault, architecte du Roi. Il mentionne, comme « premier virage », le célèbre ingénieur anglais John Smeaton (1724-1792) qui découvrit en 1756, à l’occasion de la construction du troisième phare d’Eddystone, que les chaux les plus hydrauliques étaient obtenues à partir d’un mélange de calcaire et d’argile et non de calcaire pur comme on le croyait jusqu’alors. Mais ce n’est quelque 60 années plus tard que Louis Vicat, après plusieurs années d’expérimentation à Souillac, formula dans son mémoire présenté en 1817 les principes de l’hydraulicité des chaux et ciments qui allaient permettre la fabrication du ciment artificiel à base d’argile et de calcaire broyés et cuits. Il y caractérisait le « pouvoir hydraulique » du liant artificiel obtenu par cuisson en fonction des teneurs respectives en calcaire et argile, ouvrant ainsi la voie à de premières adaptations du dosage de chacun des constituants en fonction des propriétés attendues du matériau obtenu :

On conçoit déjà qu’étant maître des proportions, on l’est également de donner à la chaux factice le degré d’énergie que l’on désire, et d’égaler ou de surpasser à volonté les meilleures chaux naturelles.

Grâce à l’importante propriété de la « chaux artificielle » de pouvoir durcir (faire prise) sous l’eau, les travaux du pont de Souillac purent reprendre, les fondations des piles étant réalisées sur le principe de la chaux hydraulique artificielle, sous la surveillance attentive de Louis Vicat, qui :

n’hésitait pas, s’il le fallait, à plonger sous l’eau plusieurs fois par jour pour s’assurer que les pieux et palplanches reposaient bien sur le roc [1].

Fig. 2. Dessins de Vicat montrant la construction des piles du pont de Souillac

 

Le mémoire de 1817

Précédé d’une note de six pages publiée aux Annales de Chimie et de Physique qui en exposait les principaux résultats, le mémoire complet, intitulé Recherches expérimentales sur les Chaux de construction, les Bétons et les Mortiers ordinaires, fut présenté à l’Académie des sciences le 15 décembre 1817 en même temps qu’au Conseil général des Ponts et Chaussées, la plus haute instance technique française dans le domaine du génie civil et de la construction, qui avait pris la suite, en 1804, de l’Assemblée des inspecteurs généraux créée par Trudaine (1747). L’Académie des sciences nomma une commission de trois membres pour procéder à l’examen du mémoire, composée de Riche de Prony, Gay-Lussac et Girard. Pierre Simon Girard en rapporta les conclusions les 9 et 16 février 1818. Ce rapport comportait 47 pages, dont 32 étaient consacrées à un historique exhaustif montrant que les rapporteurs, qui étaient tous trois ingénieurs des ponts et chaussées, étaient bien au fait de l’état des connaissances en la matière. Ils y mentionnaient notamment les travaux de Smeaton :

Il est une des observations de Smeaton que nous ne pouvons passer sous silence : c’est que la chaux maigre étant mélangée avec le sable ordinaire seul, peut former un mortier hydraulique presque d’aussi bonne qualité que celui que l’on composerait de chaux grasse et de pouzzolane.

Les 15 pages restantes traitaient du contenu du mémoire lui-même. La conclusion était très positive (Fig. 3), louant l’auteur qui :

quoique résidant dans un département éloigné de la capitale, s’est tenu constamment au courant des progrès des sciences dont il se montre très-capable de faire d’utiles applications.

Ce rapport fut adopté le jour même, 16 février 1818, et parut l’année suivante chez Firmin-Didot.

Du côté du Conseil général des Ponts et Chaussées, le rapporteur Bruyère présenta ses conclusions le 23 janvier 1818 et l’approbation du conseil fut donnée le lendemain par Tarbé de Vauxclairs, Gayant, Drappier, Lepère, Riche de Prony, Roussigné et Bérigny. Le conseil général souhaitait en outre que l’on encourageât Louis Vicat à publier son mémoire et que l’administration pourvût chaque ingénieur des ponts et chaussées d’un exemplaire dudit mémoire.

Fig. 3. Extrait du Rapport fait à l’Académie royale des sciences sur un ouvrage de M. VICAT.

Fort de ces appréciations positives, Louis Vicat ne tarda pas à faire publier son mémoire (Fig. 4) chez Goujon. Après une dédicace au professeur Chabert en « hommage d’attachement et de reconnaissance de son neveu L. J. Vicat », Vicat y fait précéder le texte du mémoire proprement dit, en guise de présentation, de deux extraits des rapports du Conseil général des ponts et chaussées et de l’Académie des sciences.

Fig. 4. Le mémoire de Vicat publié chez Goujon

 

Quelques mots de conclusion

Louis Vicat ne déposa aucun brevet pour ses découvertes, s’estimant redevable de son parcours académique et scientifique envers la collectivité. En 1824, Joseph Aspdin proposa la formule du ciment artificiel appelé Portland pour laquelle il prit un brevet ; ce fut le début du développement de cette industrie. À ce propos, rapportant devant l’Assemblée nationale pour l’attribution d’une rente de 6000 francs or à Louis Vicat, François Arago écrivit en 1845 :

M. Vicat a libéralement livré sa découverte au public. Il est certain qu’en s’assurant, à l’aide d’un brevet d’invention, la fabrication privilégiée de la chaux hydraulique artificielle, cet ingénieur aurait fait une fortune immense.

Louis Vicat fut élu Correspondant de l’Académie des sciences en 1833 et déclina l’offre, qui lui fut faite en 1850, d’un poste de membre titulaire, car elle impliquait d’être en mesure d’assister aux réunions hebdomadaires de l’Académie alors qu’il souhaitait demeurer à Grenoble. Commandeur de la Légion d’honneur, il fut décoré de plusieurs ordres étrangers, parmi lesquels l’Ordre de Sainte-Anne de Russie, de l’Aigle rouge de Prusse, des Saints Maurice et Lazare de Savoie et était membre honoraire de l’Académie des sciences et arts de Boston.

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Sur la première page de couverture du mémoire publié, Louis Vicat avait choisi de faire figurer, en épigraphe, une phrase de Charles Pinot Duclos, Secrétaire perpétuel de l’Académie française de 1755 à 1772, que nous nous plaisons à reproduire ici, tant elle caractérise parfaitement la démarche scientifique (Fig. 5).

Fig. 5. Épigraphe du mémoire de Louis Vicat

 

Jean Salençon

Membre de l’Académie des sciences

 

Références

[1] Renaud, B. (1961). Vicat. L’homme, l’ingénieur. Discours prononcé le 5 décembre 1961. In Louis Vicat, 1786-1861, Groupe Vicat, 2011.

[2] Malier, Y. (2006). D’Auguste, empereur de Rome, aux nanotechnologies, ou la singulière histoire des progrès du béton. La Jaune et la Rouge, avril 2006, p. 7-9.

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Crédits des illustrations

• Illustration de couverture : Louis Vicat, domaine public, (source).

• Figure 1 : Annales de Chimie et de Physique (t. 6, 1818), Collection numérique : Collections de l’École nationale des ponts et chaussées, Bibliothèque nationale de France, consultable en ligne (source).

• Figure 2 : Dessins de Vicat montrant la construction des piles du pont de Souillac, issus de Renaud, B. (1961) Vicat. L’homme, l’ingénieur. Discours prononcé le 5 décembre 1961. Dans Louis Vicat, 1786-1861, Groupe Vicat, 2011.

• Figure 3 : Extrait du Rapport fait à l’Académie royale des sciences sur un ouvrage de M. VICAT, Bibliothèque nationale de France, consultable en ligne (source).

• Figure 4 : Le mémoire de Vicat publié chez Goujon, Bibliothèque nationale de France, consultable en ligne (source).

• Figure 5 : Épigraphe du mémoire de Louis Vicat (source).

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1. Un récolement effectué par Mme Gazier, bibliothécaire de l’École nationale des Ponts et Chaussées en dénombre 70 [↩]
2. « J’aime passionnément la littérature, j’ai même professé les belles lettres ; mais, croyez-moi, les études mathématiques satisfont mieux l’esprit ; l’étude des sciences vous conduira sûrement à une position que les lettres ne donnent pas, ou qu’elles ne donnent en général qu’après de rudes épreuves. Il vaut mieux aller à l’École polytechnique ». (Joseph Fourier, ©Collections École polytechnique [↩]

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