Lire les Mémoires de Robert Dautray…

… c’est se plonger dans un double monde de l’extrême : l’extrême de la brillance et l’extrême de la vie intérieure.
Né en 1928, Robert Kouchelevitz était le fils de Mordechaï, Russe d’entre Vilnius et Minsk ; et d’Esther, elle-même Ukrainienne issue, coïncidence, de la même ville que Madame Hanska. Ils n’étaient Français ni l’un ni l’autre.
Fourreur à Paris, Mordechaï tient, avec Esther, une modeste boutique près de l’École militaire. On est pauvres, presque misérables, chez les Kouchelevitz. On vit à quatre – Robert avait une sœur aînée – dans l’arrière-boutique. On est pauvres et l’on est juifs, mais sans référence religieuse ni culturelle : on ne connaît même pas le Shabbat. La judéité se résume en une peur diffuse qui imprègne la vie, la peur, incurable, des pogroms. Robert écrit : « Nous étions juifs par terreur. J’avais le sentiment que j’étais une proie qu’un prédateur dévorerait tôt ou tard. Voilà ce qu’était, pour moi, être juif », une terreur qui le hantera toute sa vie.
Mordechaï ne prend pas le tournant un peu fou des modes féminines des années 20 et 30. Ses manteaux, de simples cylindres, ne se vendent pas. Le commerce périclite et l’on part en Bretagne pour y trouver fortune. Mais pas de fortune en Bretagne. Retour à Paris, reprise du métier et de l’indigence.
1939. La guerre. L’étoile jaune. Juillet 1942, rafle du Vel d’Hiv : une concierge avertit Mordechaï que la famille va être arrêtée par la Milice le lendemain. Nuit d’angoisse et de décisions : Esther va partir à l’aube avec les deux enfants vers la zone libre. Lui les rejoindra plus tard. On ne le reverra jamais. Traversée épique de la démarcation zone occupée/zone libre et arrivée dans un village du Gard, Marguerittes, où habitent de très lointains cousins moyennement heureux de voir arriver ces réfugiés. Robert a 14 ans. C’est l’âge de prendre un métier. Ce sera berger : deux années sur le Causse, deux années campagnardes qui lui laisseront un merveilleux souvenir et qui nous valent de belles pages sur la poésie de la Nature et la beauté des ciels nocturnes.
L’instituteur du village, bien sûr frappé par l’intelligence hors du commun du berger, lui suggère au printemps 1944 de tenter le baccalauréat. Quelques livres feuilletés à Nîmes, et voici le berger bachelier.
Retour à Paris à l’automne 44 où il retrouve l’école de Primaire supérieure qu’il avait quittée en 1942. De là, bientôt le bachelier devient gad’zart (élève de l’École des Arts et Métiers). Bientôt – après un an à Louis-le-Grand, avec des 01/20 en octobre et des 19/20 en février – le gad’zart devient polytechnicien, major de sa promotion. Suit alors l’école des Mines, où il découvre la minéralogie qui satisfait son amour de la nature. Mais c’est principalement des mathématiques qu’il est amoureux :
J’aime les mathématiques, dit-il, intensément, profondément, passionnément, et cette passion est insatiable.
D’alors date son changement de nom, le sien – celui d’un père disparu dans l’horreur d’Auschwitz – portant en lui « un enfer de souffrances et de barbarie ». Lorsqu’à ce moment je fis sa connaissance, il s’appelait « Robert Dautray-ex-Kouchelevitz », le nom que la loi lui imposait durant les deux années suivant le changement.
Service militaire. Le voici sous-lieutenant en une ville au nom qu’on peut juger bien malvenu : Laval. Là se renforce ce qu’il appelle joliment un « dévoilement du monde » amorcé à l’ X : porter un costume (sa tenue militaire), manger dans des assiettes, goûter à ce qu’il appelle « les charmes de la vie de garnison », soirées mondaines qui ne lui déplaisent pas mais lui révèlent qu’il ne sera jamais, lui, un mondain. Et aussi voyager (comme soutier au fond d’un cargo), découvrir avec émerveillement la littérature, la peinture, la musique…
Entrée en 1954 au CEA où va se dérouler toute sa carrière, débutée avec un Jules Horowitz qu’il vénère.
Ce sera d‘abord sa découverte éblouie de la physique moderne avec les célèbres Mousquetaires de Saclay, Abragam, Bloch, Messiah, Horowitz et Friedel. Puis la résolution de différents problèmes théoriques relatifs à la physique des réacteurs (stabilité et contrôle), la diffusion gazeuse… Et bientôt, le bonheur de se voir confier un projet complet, celui du réacteur Pégase à Cadarache, projet Propeg mené avec René Arditti ; puis, surtout, à Grenoble, celui du réacteur à haut flux – dédié à l’étude de la matière condensée – de l’Institut Laue-Langevin, aventure franco-allemande de grande ampleur où il se passionne autant pour les équations de physique à résoudre que pour la forme des boulons et les techniques de soudure que le gad’zart chérit.
Et le voici à la Direction des Applications militaires, la DAM, où il est chargé de coordonner les travaux théoriques, ardus, relatifs à la bombe thermonucléaire dite la « bombe H », H pour hydrogène. Ici, c’est la fusion de noyaux légers et non la fission de noyaux lourds qui fournit l’énergie de l’engin. Cette bombe a été « inventée » par Sakharov en URSS, où elle explose en 1953, suivie par la bombe américaine en 1954, elle-même suivie par la bombe britannique en 1957.
On appelle parfois Robert Dautray « le père de la bombe H française », qui explosera, elle, en août 1968. Mais cette appellation, il la récuse avec vigueur. Ce fut, dit-il, un travail d’équipe où il joue le rôle de « coordinateur ».
Se mêle à cette histoire un épisode singulier. Aux moments initiaux où Robert travaille sur les fondements théoriques tout neufs des réactions thermonucléaires, il reçoit la visite d’un haut gradé, le Général Thoulouze, qui a été Attaché militaire à Londres. « Un physicien britannique, lui dit-il, William Cook, qui a été très haut placé dans la conception de la bombe anglaise, se propose à accélérer les travaux de Robert en répondant à des questions, d’ordre purement scientifique, s’il en a. Mais compte tenu de la clause de secret absolu que les Anglais, aidés eux-mêmes par les Américains, ont conclue avec ceux-ci, il ne pourra donner aucune information. En revanche, il se dit autorisé à répondre par oui ou par non aux questions de Robert ». Va suivre pour celui-ci un étrange dialogue, via le Général, où il écrira (en trois lignes, trois pages…) l’état de sa progression dans la théorie, pour ne recevoir que de sèches réponses en trois lettres de Cook (pratiquement toujours des « oui »).
La décision des Britanniques d’aider ici la France s’explique, selon Robert, par leur désir de n’être pas les seuls, en Europe, à posséder un armement H, car cela faisait d’eux une cible unique, donc privilégiée, situation peu confortable.
Va suivre pour Robert une carrière éminente au CEA. Je souligne seulement ici son implication forte dans ces problèmes majeurs que sont l’évolution du climat, la miniaturisation des armes, l’enfouissement des déchets radioactifs, la santé publique, la démographie, le développement de l’informatique, les feux de forêts…, en les abordant tous par la porte mathématique.
Impossible de conclure sans évoquer, aux côtés d’une carrière de toute brillance, l’homme qu’a été Robert Dautray, le Robert que nous avons connu et admiré, cet esprit polyphonique à la Pic de la Mirandole, qui était, en fait et en amont de tout, intimement habité par une pensée insupportable, celle d’un père devenu « fumée et cendres anonymes ». Souffrance indicible et ininterrompue.
À la fois conscient de son exceptionnalité et saisissant de simplicité, presque de timidité. À la fois le plus courtois, le plus affable des interlocuteurs, et le plus ardent, le plus combatif s’il le fallait, pour défendre arguments ou convictions. À la fois modéré et passionné, passion qui nous frappait et plus encore nous émouvait : je pense, entre autres, à ce jour où, séance de l’Académie, il disposait de 20 minutes pour son exposé. Où il avait parlé 20, puis 25, puis 30, puis 35 minutes. Où le président de séance lui avait alors timidement suggéré de conclure. Et où il s’était exclamé avec force :
Comment ! Conclure ? Mais, je n’ai pas fini mon introduction !
Impressionnant d’érudition et, mieux, de culture, lecteur infatigable, familier de Tocqueville, de Rimbaud, de Condorcet, de Freud comme de Conrad ou de Proust, Robert pouvait s’avouer charmé par une madone de Piero della Francesca, bouleversé par un choral ou un aria de la Passion selon saint Jean, et émerveillé des chefs-d’œuvre de l’architecture, là où se marient l’Art et la Technique. Ainsi de la basilique romane de Saint-Benoît-sur-Loire, où il aimait aller « penser ou méditer », me disait-il. Fasciné par l’évolution du monde, il l’était tout autant par celle de l’aventure humaine, lieu du surgissement de l’intelligence, de la conscience et de la sensibilité.
Intelligence, conscience et sensibilité : les trois piliers d’une vie hors normes.
Yves Quéré
Membre de l’Académie des sciences
Crédit des illustrations
- Illustration de couverture : Robert Dautray à Paris en octobre 2016. Photographie prise par Jean-François Dars et Annie Papillault, retouchée afin de préserver l’anonymat des personnes en arrière-plan.
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Yves Quéré (11 mars 2025). Lire les Mémoires de Robert Dautray… Vie des sciences. Consulté le 14 mai 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/1327w